100, 99, 98, 97, 96, 95...
Je comptais à rebours jusqu'à 0, 100 secondes pour revenir à moi.
84, 83, 82, 81... Les néons de la douane brillaient sous la pluie. Le douanier nous reconnut, fit un signe de tête. C'était toujours le même scénario, les néons, la douane, le douanier qui hochait la tête, ce signe entendu.
68, 67, 66, 65... Mon accompagnateur, c'était ainsi que je le nommais poursuivait son anecdote, ajoutait des détails au fur et à mesure. Se trompait sur l'un d'eux. Il s'emmêlait, me faisait sourire. J'en perdis le fil. Où en étais-je ? Autant recommencer : 100, 99, 98, 97...
Les essuies glaces balayaient le pare-brise. Ma copine pionçait à l'arrière. Mon accompagnateur s'interrompit, admit qu'il avait un peu exagéré. Impossible de reprendre mon fil.
Mon accompagnateur rigolait : " Tu sais mieux raconter des histoires que moi".
Il était souvent exubérant avec moi. Sortait de son rôle imposé. C'était une pause pour lui.
Je rétorquai : " Non, non, tu te sous-estimes.
- Non, je ne sais pas raconter, je ne sais pas, comment...
- Broder. Tu ne sais pas broder. Mais tu sais mentir.
- Ouais.
Les sourires se dispersèrent. Nous abordions la succession de côtes, ces sinuosités sur le parcours. Un creux, une vague. Ma copine était bringuebalée, sursautait parfois. Puis replongeait, la tête blottie contre la banquette dans son manteau. Mon accompagnateur ne se concentrait que sur la route. Il accélérait. Il était souvent fébrile au volant pour un rien. Il murmura :
- Je sais mentir, mais je ne trouve pas d'excuse aux abrutis, je ne me trouve pas d'excuse. Toi tu trouves des excuses à tout le monde.
- Pas des excuses. Des antécédents.
- Tu es trop gentille.
Ça, je le savais, que je pardonnais tout à ceux auxquels je tenais. C'était un reproche habituel, il me le faisait remarquer à chaque fois, trop gentille. Comme une litanie, un cercle vicieux. Je ne savais pas être autrement. Mon accompagnateur devait penser qu'à force, ma générosité s'étiolerait.
100, 99, 98, 97, 96, 95... Je me remis à compter à rebours jusqu'à 0. 100 secondes pour revenir à moi. Il y avait tant d'histoires à raconter. J'aimais les écouter, les retranscrire, les avoir sous les yeux, les trimballer dans mes souvenirs, dans mes cahiers. Des histoires tristes souvent, comme celle de mon accompagnateur.
Je lui lançai : " J'écrirai la tienne, si tu veux".
Il resta concentré sur la route, sa conduite. Comme s'il ne voulait pas que ma copine à l'arrière soit secouée :
- Non, jamais. Tu n'écriras jamais sur moi.
Il hésitait : "Il n'y a rien à dire".