La bonne et la mauvaise victime

Hey you Out there In the cold Getting lonely getting old Can you feel me ? Pink Floyd

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Certains d’entre vous peuvent se poser cette question : pourquoi les victimes des réseaux du type de celui d’Epstein et de Maxwell n’osent pas témoigner ? Pourquoi ne se font-elles pas connaître ? Alors que l’accueil fait à cette affaire, en dehors des écueils complotistes, est si positif ? Elles devraient se sentir soutenues, non ?

Parlons franchement : cette affaire n’a pas affecté nos « élites ». Et c’est à cause de la récupération, celle de Karl Zéro, celle des complotistes : les investigations si elles sont sérieuses ne correspondent pas à ce qui est attendu par leurs sommités. Dans sa majorité, la presse laisse les manettes à ces figures bien connues du complotisme, soutenues par des personnalités publiques de la protection de l’enfance. En vérité, l’investigation frôle parfois ce qu’on ne veut pas savoir ou ce que tout le monde sait et tait depuis des décennies. Alimenter le complotisme au lieu de l’objectivité, c’est participer au maintien dans le silence dans ce cas : difficile de trouver un moyen d’être entendue, au milieu des théories fumeuses sur l’adrénochrome, les réseaux pédosatanistes, quand on a juste sa réalité à relater, elle devient bancale. Le complotisme nuit aux victimes depuis toujours ; il n’est pas là pour révéler, il attend que la victime se conforme à ses fantasmes, celles qui ne se conforment pas sont niées. À peine évoque-t-on les noms suisses ou français, personne n’enquête vraiment s’il n’y a pas de scandale. Et lorsque les morts auraient pu libérer, la récupération par le complotisme ambiant a été si prompte que l’on se tait. Peur de souffler sur les braises, d’entretenir leurs fantasmes. Peur aussi, souvent, de ne pas aller dans leur sens et d’être humiliée, maintenue dans le silence, tant on a perdu de proches dans leurs théories. De fait, sans aucune enquête sérieuse, juste avec les légendes des complotistes, les réseaux pédocriminels restent dans la catégorie des fantasmes, un Jean-Luc Brunel ici, une Rothschild là, personne ne cherche au-delà des titres-chocs. Les informations fournies deviennent la propriété des complotistes, nous n’avons plus de place pour nous. C’est à se montrer cynique.

Sans doute la différence de mentalité entre les États-Unis et nous, sur le vieux continent, explique la récupération par les complotistes ; la presse, les institutions comme les gouvernements ne savent pas lutter contre un système qui a ses racines dans le patriarcat, dans les familles. Le terreau à pédocriminalité, c’est le silence et la méconnaissance des mécanismes qui l’imposent aux enfants. Comme pour #MeToo, c’est toujours plus difficile de délier les paroles ici. C’est aussi très confortable de s’imaginer des réseaux pédocriminels pour les seules élites ; ainsi pas de question à se poser sur son entourage proche, sur ce tonton un peu tactile ou ce voisin qui se propose toujours de garder les enfants.

La récupération actuelle de ces sujets n’est rien d’autre au final que le prolongement de la mentalité : « ça n’arrive pas chez nous ». Si, ça arrive, et même très souvent, chez vous, autour de vous. Le complotisme est une mise à distance, comme la société sait si bien nous maintenir à distance, nous les victimes, depuis toujours. La société s’invente d’ailleurs des solutions clés en main pour nous culpabiliser, nous faire porter la responsabilité de nos agressions. La première, c’est évidemment le « portez plainte ». 

D’un côté, il y a la « bonne victime »

Le courage pour la société, c’est de se mettre psychologiquement à la merci de la justice, sous sa coupe et de subir ses atteintes parfois graves, son empathie aux alentours de moins quarante, ses questions, et parfois même, le fait d’être mise à nue dans un récit voyeur sur les réseaux sociaux ou dans un livre, si on a le malheur de tomber sur le mauvais juge ou le mauvais journaliste. C’est comme si les victimes devaient à la société la résilience au mépris de leur propre reconstruction ; elles doivent être des rocs infaillibles, même sous les attaques du système judiciaire, même quand la presse les jette en pâture. Force, courage, exemplarité, nous devons à tout prix « nous battre », « dénoncer », pour le bien de tous, pour votre tranquillité d’esprit. Peu importe les victimes qui sortent, laminées par les juges, les procureurs, ou la presse. Peu importe si le fait de parler sans soutien est suicidaire. Il faut porter plainte ou parler pour « qu’il ne recommence pas ». Alors que les non-lieux sont systématiques pour beaucoup d’affaires. Alors que c’est un jeu de dupes.

Porter plainte, ce parcours du combattant dure des années. Au détriment d’une vie affective, d’une éventuelle vie professionnelle, envers et contre tous et tout, porter plainte, c’est être capable de laisser de côté le reste, de devenir obsessionnelle, et d’encaisser les questions des flics, les soupçons du proc, l’inhumanité des juges. La bonne victime s’extirpe de la merde pour replonger dans une autre avec des à-côtés. En quête de reconnaissance, elle se heurte à ses propres failles : sera-t-elle crue, sera-t-elle fiable ? Si son agresseur est dans une position sociale au-delà de la norme, est riche, en vue, voire célèbre, ce sera la cohésion, le nombre de victimes, qui pourra faire la force. Cependant toujours aux dépens de la vie personnelle de la victime, exposée partout.

Dans le cas Epstein/Maxwell, leur réseau de prostitution de mineures, construit autour de et pour l’intelligentsia se partageait les jeunes filles. C’était Epstein lui-même qui tenait des carnets et prenait des notes. L’affaire ne serait pas allée si loin si une des victimes avait tenu un carnet de ce genre. D’ailleurs, au moment des premières plaintes, cette affaire a fait flop. Il a fallu des années sur un sol plutôt clément, pour arriver à l’incarcération de Maxwell.   

Poursuivre la lutte acharnée auprès de la justice, c’est comme remuer le couteau dans la plaie. À chaque fois, il faut raviver les douleurs. La bonne victime, j’aurais également pu la qualifier de « vraie victime », tant il est commun de considérer partout, y compris dans la magistrature que ce sont les vraies victimes qui portent plainte. 

Les techniques de survie qui nous rapprochent, ce qui lie les mauvaises victimes aux bonnes, ce sont nos soifs de reconnaissance et nos quêtes souvent infructueuses d’un psy, un soutien formé, quelqu’un capable de nous suivre et de nous épauler dans nos problématiques, dans nos violences.

Quand la soif de reconnaissance est piétinée par la justice d’ailleurs, la bonne et vraie victime se retrouve bien souvent dans notre camp, celui de la mauvaise victime.

La « mauvaise victime »

Elle a renoncé à se faire entendre en tant que victime. L’avocat de la partie adverse, lorsqu’elle avait vingt-deux ans, lui a présenté les preuves irréfutables qu’elle serait pour toujours la menteuse. Elle a donc fait semblant d’oublier un temps ; elle a mené, elle a construit une vie tout à fait normale en dépit des cauchemars, des résidus des traumatismes, de la mémoire, cette sangsue. Au début, la mauvaise victime a bien essayé de se faire entendre autour d’elle. Mais à l’époque, et encore aujourd’hui, le parcours était fléché entre pédocriminalité et prostitution, tout le monde le considérait comme naturel. Elle avait été une pute, une manipulatrice. Il ne fallait pas trop que ça se sache. Elle risquait de faire honte à ses proches. Il fallait se cacher pour eux, se taire. C’était une condition nécessaire à sa survie. Et elle souhaitait tant avoir une vie normale.

C’était un combat inutile. Le pot de terre contre le pot de fer. Elle s’est donné de bonnes raisons de ne pas s’acharner avec ce passé, et ses proches les ont entérinées. Elle a eu de la chance, elle a brisé les cercles de violences. Elle s’est échappée loin des réseaux qui l’ont prostituée. Elle a eu beaucoup de chance, même. Certaines victimes deviennent partie intégrante du système, s’y plaisent, se mettent à recruter. D’autres tirent des profits de leurs expériences et effacent cette partie de leurs CV. D’autres encore se suicident plus tard d’une façon ou d’une autre. C’est ainsi que se perpétue l’emprise des réseaux, par les remords et les regrets. Avec le recul, une fois extirpée de ce système, les remords ne pèsent pas sur les agresseurs originels. Ils pèsent sur la « mauvaise victime ». Elle entend un nombre incalculable de fois qu’elle avait choisi, que bon, elle était bien consentante, bien tordue à la base. Qu’elle aurait pu refuser. Même par ses proches. Et puis, ce n’est pas si grave. En résumé, la mauvaise victime en fait des tonnes pour rien. En plus, elle en a bien profité, de ce fric.

Quand elle s’est enfuie, quand elle a voulu parler, le moindre mal, c’est que tous ses amis se sont détournés d’elle, sa famille, ses proches, les gens qu’elle aimait. Ses amis, celles et ceux qui fréquentaient le même monde qu’elle, ont mis une croix sur elle. Ceux autour d’elle qui avaient fermé les yeux, ne voulaient pas entendre voire ont décidé de la considérer comme une dangereuse paranoïaque. Ce fut un exemple pour la mauvaise victime ; Karen Mulder en 2001, a été internée après son passage, son craquage chez Ardisson. L’exemple à ne pas suivre.

La mauvaise victime, lorsqu’elle s’est retrouvée seule, a dû rebâtir de zéro un entourage, les relations avec ses proches, la confiance, un projet professionnel, un avenir. Elle a bien sûr cherché un soutien psychologique. Elle a souvent menti, pour protéger ses proches. Pour ne pas faire de peine. Et puis dans ces réseaux que la mauvaise victime connaissait, il pouvait y avoir des personnalités, des gens influents, peut-être une sorte de pègre entrelacée avec ceux-là. La mauvaise victime sait de quoi elle a protégé ses proches : elle les a protégés du fait d’avoir peur pour elle. Leurs peurs à eux se greffaient déjà assez sur elle.

Il fallait reconstruire, se tenir droite. Elle en avait fait la promesse. Elle avait promis aussi de raconter les histoires, la sienne, celles des autres. La mauvaise victime ne portera jamais plainte. Elle ne parlera pas plus. Elle continuera tant bien que mal avec son passé, et ces souvenirs-là, son petit chemin tranquille, loin du tumulte et de la foule. La résilience est une chimère, un trompe l’œil médiatique. Ce que peuvent s’apporter les mauvaises victimes, ce sont leurs espoirs, leurs propres consolations. Et le fait d’avancer chaque jour.

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